Une histoire de blasons sanglants...
Avec l’émergence de l’Islam au 7ème
siècle, une série de conquêtes militaires amputa la Chrétienté de plus de
la moitié de ses territoires : le Moyen-Orient (et notamment Jérusalem),
l’Afrique du Nord (et notamment Carthage) et une partie de l’Europe occidentale
(la péninsule ibérique, la Sicile, Malte et le Sud-Ouest de la France). La
Scandinavie et les pays slaves (la Pologne, la Russie, etc.) n’avaient pas
encore été évangélisés à cette époque.
La réaction des Chrétiens se manifestera à
travers les siècles suivants par de nombreuses croisades au Moyen-Orient, mais
aussi en Afrique du Nord (notamment la croisade de Louis IX, dit Saint-Louis,
mort à Tunis en 1270). Par la suite, ce sera une guerre d’influence maritime et
terrestre incessante entre l’Empire Ottoman musulman et la Chrétienté
européenne. Surnommé par les Européens « l’homme malade de
l’Europe », l’Empire Ottoman sera démembré et s’effondrera au lendemain de
la première guerre mondiale. Entre-temps, l’entreprise coloniale française,
anglaise, espagnole, italienne, etc. aura asservi nombre de pays musulmans qui furent auparavant chrétiens (dont la Tunisie) au nom de valeurs impérialistes, civilisatrices et religieuses.
En Espagne, la réaction des Chrétiens s’appellera
la Reconquista qui signifie la « Reconquête ». Elle s’étend du 8ème
siècle jusqu’en 1492, date de la chute de l’émirat nasride de Grenade, dernier
royaume musulman dans la péninsule ibérique. Par la suite, l’Espagne catholique
tentera aussi d’évangéliser à nouveau le Maghreb (la conquête d’Oran en 1509, celle de Tunis par Charles Quint en 1535, etc.). Les Musulmans restés en
Espagne sont contraints de devenir chrétiens (malgré les accords conclus lors
de la chute de Grenade et qui les protégeaient) et seront appelés Morisques (ou
Moriscos : les Maures en espagnol). Ces « Cristianos nuevos de moro » (les
nouveaux chrétiens issus de l'Islam) fomenteront des rebellions pendant plus
d’un siècle et instaureront même des émirats musulmans en Amérique.
En 1609, le roi Philippe III d’Espagne promulgue
l’expulsion des Morisques d’Espagne. Les Morisques quittent en masse la
péninsule ibérique alors qu’ils étaient en grande partie composés d'Ibères convertis à
l’islam durant les sept siècles de présence musulmane sur cette terre. Ils
furent aidés par les Ottomans qui les transportèrent dans leurs navires et émigrèrent
notamment au Maghreb. Ils mirent du temps pour s’intégrer à cette population
berbéro-arabe dont ils ne maîtrisaient pas la langue et dont ils avaient renié
pendant plus d’un siècle la religion. Il y eut quelques massacres, notamment à
Oran. Certains Morisques retournèrent après quelques années en Espagne et ils
n’y furent plus inquiétés à partir de 1628.
Plusieurs blasons et drapeaux de villes ou de
régions européennes comportent une tête de Maure, c’est-à-dire la tête d’un
Musulman décapité.
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Royaume d'Aragon à son apogée. |
L’Aragon est une région du nord de l’Espagne
qui fut un grand royaume englobant à son apogée la Sardaigne, la Sicile et le
sud de l’Italie. En 1096, Pierre 1er d’Aragon (Pedro Sánchez)
entreprend la conquête de Huesca qui appartenait alors aux Almoravides
musulmans. Pierre 1er perd la vie lors des combats qui l’opposent à
Ahmad II el Mosta'in (أبو
جعفر أحمد بن يوسف بن هود المستعين بالله), quatrième roi de la dynastie des Banu Hud de la taïfa de
Saragosse, venu en renforts. Les troupes d’Al Mosta’in sont défaites le 15
novembre 1096 à la bataille d'Alcoraz. La légende aragonaise prétend que la
victoire a échu à l’armée chrétienne grâce à l’apparition de Saint Georges sur
le champ de bataille. Georges de Lydda, né en Cappadoce au 3ème siècle
et martyr chrétien qui a supposément terrassé le Dragon, est devenu depuis
cette date le saint patron des Aragonais.
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Conquête de la Huesca. |
Le blason actuel de l’Aragon comporte quatre
quartiers. Sur l’un d’entre eux, est dessinée une croix d’Alcoraz. Il s’agit d’une
croix de Saint Georges avec quatre têtes de Musulmans décapités. Cette
représentation est attestée depuis au moins 1281 et figure sur un sceau de
Pierre III d’Aragon. Elle rappelle la prise de Huesca par Pierre 1er
et son fils Alfonse 1er le Batailleur.
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Sceau de Pierre III d'Aragon - 1281. |
En 1344, le roi d’Aragon Pierre le
Cérémonieux (Pierre IV) indique que « les armes d’Aragon sont ainsi :
une croix au milieu de l’écu et de chaque côté une tête de Sarrasin » (en
catalan : « un cap de sarray »). Le drapeau actuel de la
Communauté Autonome de l’Aragon comporte toujours du côté de la hampe ce blason
macabre.
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Blason de l'Aragon en 1499. |
Le drapeau de la Sardaigne, surnommé « le drapeau des Quatre Maures » (« Bandera
de is cuattru Morus »), représente aussi une croix de Saint Georges avec quatre
têtes de Maures. Ce drapeau a été employé depuis de 14ème siècle
alors que la Sardaigne faisait partie du royaume d’Aragon.
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Drapeau de la Sardaigne. |
Le motif de la tête de Maure est présent également sur le drapeau de la Corse qui a aussi été sous la domination formelle du
roi d’Aragon. En 1297, la Corse avait en effet été cédée par le pape Boniface
VIII au roi d’Aragon Jacques II, mais elle ne sera réellement investie par les
Espagnols qu’au 16ème siècle, sous le règne de Charles Quint. Dans l’Armorial
de Gelre rédigé entre 1370 et 1395, apparaît la première représentation du
blason de la Corse qui est une tête de Maure. Dans son ouvrage « De
titulis Philippi Austrii Regis catholici liber » datant de 1573, le
géographe Giacomo Mainoldi Galerati choisit aussi comme symbole de l’île
de beauté, une bannière avec une tête de Maure sur fond blanc assez semblable
au drapeau de la Sardaigne mais sans la croix de Saint Georges. Il s’agissait
de flatter ainsi le roi d’Espagne Philippe II, champion du catholicisme, mais
aussi de signifier que la Corse comme le reste de Chrétienté était l’ennemie jurée
des Musulmans.
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Drapeau de la Corse |
La Corse comme la Sardaigne ont en effet
longtemps subi les incursions des Musulmans maghrébins et andalous, puis celles des pirates
et des corsaires ottomans (composés en grande partis de renégats chrétiens),
lesquels pillaient les terres et réduisaient les hommes et les femmes en
esclavage. En 1755, le général corse Pascal Paoli choisit cet emblème qui fut
adopté le 24 novembre 1762 à Corte par la jeune République corse.
Dans les « Légendes du pays corse »
de J-A. Giustiniani, une autre histoire est racontée, celle du Musulman Mansour
ben Ismaïl :
« Une jeune corse d'Aleria, Diana,
enlevée par des corsaires, avait été vendue comme esclave au roi de Grenade.
Mais son fiancé, Paolo, réussit à la délivrer et, après avoir erré trois jours
à travers les rochers de la Sierra Nevada, les fugitifs, ayant atteint la côte,
se trouvèrent une embarcation qui leur permit de gagner la Corse. Plein de
courroux, le roi Mohamed chargea son lieutenant Mansour de lui ramener sa
captive morte ou vive. Une flottille fit aussitôt voile pour Cyrnos. Mansour et
ses hommes débarquèrent à Piana, traversèrent la région de Vico, pillant et
massacrant tout sur leur passage, et parvinrent enfin à Aléria. Aux portes de
la cité, Paolo et ses amis attendaient l'ennemi : la bataille fut terrible. On
se battit d'abord à distance, se lançant des deux côtés des flèches et des
pierres. Mais les Maures plus nombreux ayant le dessus, Paolo fit avancer ses
partisans sous une pluie de projectiles et, bientôt, ce fut une mêlée effroyable
où l'on se battit corps à corps, à coups de lance et de poignard. Quand la nuit
vint la lune se leva sanglante, éclairant le champ de bataille où gisaient
pêle-mêle deux mille cadavres au-dessus desquels tournoyaient, d'un vol
sinistre, les nocturnes oiseaux au bec crochu, fait pour déchirer la chair. Au
milieu, une longue perche était plantée surmontée d'une tête hideuse, ceint
d'un ruban rouge (avant il était blanc, les maures qui étaient gradés portaient
un ruban blanc), la tête de Mansour que le fiancé de Diana avait tranchée. Ce
trophée sanglant fut promené de village en village, d'un bout à l'autre de
l'île. La tradition a transmis de siècle en siècle le souvenir de cet
événement. Et voilà pourquoi, cinq cents ans plus tard, dans une Consulte, il fut
décidé que désormais une tête de Maure ornerait, comme un épouvantail, la
bannière blanche autour de laquelle se ralliaient, dans les combats, les fils
indomptés de la vieille Cyrnos. »
Une autre théorie voudrait que la tête de
Maure figurant sur les différents blasons et drapeaux soit celle de Saint
Maurice, un martyr chrétien nubien (originaire du sud de l’Egypte et du nord du
Soudan) qui aurait été décapité par les Romains dans le Valais en Suisse au
3ème siècle. Sa tête tranchée fut un symbole héraldique dans les Alpes dès le
Haut Moyen Âge. Il est probable que le symbole de la tête de Saint Maurice ait
été récupéré pour désigner l’ennemi héréditaire, le Sarrasin, le Maure, le
Musulman. De toute façon, le turban et l’aspect typiquement musulman de
plusieurs représentations ne prêtent absolument pas à confusion.
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Guilde des Têtes noires - Blason représentant Saint Maurice. |
D’autres villes et pays ont aussi adopté la
tête de Maure comme emblème (la liste n’est pas exhaustive) : Baena, Caspe,
Jaca et Alcanadre en Espagne / Sankt Peter am Kammersberg en Autriche /
Eisenberg, Freising, l’archidiocèse de Munich et Coburg en Allemagne /
Boezinge, Lennik, Waregem et Linkebeek en Belgique / Veigy Foncenex en France /
La famille Pucci en Italie / Riga en Latvie / Skofja Loka en Slovénie /
Avenches, Flumenthal et Cornol en Suisse.
Dans ces différentes représentations, c’est
parfois le martyr Saint Maurice qui est représenté. Mais souvent, l’emblème
aragonais est utilisé presque à l’identique et ne laisse aucun doute quant à la
signification guerrière de ce symbole. Sur le blason et le drapeau de Baena en
Espagne, figurent aussi cinq têtes de Maures. Ces armoiries ont été accordées par
Ferdinand IV après que la ville a résisté au siège de l’émir de Grenade « Almulemin
Acaudille Abdelliale. » La tradition locale prétend que les cinq têtes
font référence à un tournoi au cours duquel cinq chevaliers chrétiens ont
défait cinq autres chevaliers musulmans. La ville espagnole d’Alcanadre (dans
la Rioja) était une ancienne commanderie de l'ordre du Temple. Elle aussi a
adopté comme blason cinq têtes de Maures décapités. On voit encore de nos
jours, le sang couler de leurs cous tranchés.
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Drapeau de Baena. |
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Blason d'Alcanadre. |
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Blason de Caspe. |
Le blason de la ville d'Evora au Portugal comporte un chevalier chrétien qui brandit une épée ensanglantée. En bas, les têtes d'un couple de Musulmans décapités se font face. Cette scène rappelle la prise d'Evora par les troupes chrétiennes en 1165. La légende historique rapporte que le chevalier Giraldo Sans Peur décapita le gardien de la porte de la cité ainsi que sa fille qui s'étaient tous deux endormis. Les Chrétiens aidés par des Musulmans pénétrèrent dans la cité et massacrèrent ou emprisonnèrent toute sa population. La cité ne redevint plus jamais musulmane.
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Blason d'Evora. |
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Blason d'Evora. |
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