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De Karagöz à Karakouz

Burlesque et satire sociale.

Né au 16ème siècle (voire même avant) en Anatolie, le théâtre d’ombre Karagöz (Karakouz en tunisen) a par la suite gagné en popularité dans la société turque et s’est propagé au reste de l’empire ottoman. Ce spectacle initialement satirique, absurde et grotesque s’est embourgeoisé durant les Tanzimèt. Après la proclamation de la République turque en 1923, le Parti républicain du peuple a domestiqué encore plus Karagöz. Et à la fin du 20ème siècle, Karagöz a complètement perdu ses caractéristiques originelles et s’est transformé en spectacle pour enfants, principalement par appât du gain. En 2009, l’UNESCO a inscrit le spectacle sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

Selon la lègende, Karagöz et son compagnon d’infortune Haçivat auraient vécu dans les environs de Bursa au 13ème siècle, sous le règne d’Orhan Ghazi.

Le spectacle se déroule de la façon suivante : Au moyen de baguettes horizontales, le khayali actionne des figurines plates et articulées qui sont plaquées contre un écran de tissu. A l’arrière, une source lumineuse projette les contours et les couleurs, visibles par les spectateurs. Haçivat entre toujours en scène par la droite, tandis que Karagöz surgit par la gauche.

Interdit par les colons français en Tunisie, car il tournait en dérision les nouveaux maîtres. Voici un texte gentillet. Dans le Karakouz tunisien et turc, il y avait des mots vulgaires, des bastonnades. Les minorités n'étaient pas toujours traitées avec douceur. Bien loin du politiquement correct actuel...

















Moncef Charfeddine : « Deux siècles de théâtre en Tunisie »


Karagoz est d’origine turque et remonterait au règne d’Orhan, au milieu du quatorzième siècle. Les deux protagonistes en sont Karagoz et Haciwez. D’après la légende, l’un était maçon et l’autre forgeron. Ils auraient travaillé ensemble à la construction d’une mosquée entreprise sur l’ordre du sultan. Mais en joyeux lurons qu’ils étaient, ils empêchèrent les autres ouvriers de travailler par leurs bavardages continuels et retardèrent ainsi indéfiniment la construction.


Jacob M. Landau : « Etude sur le théâtre et le cinéma arabes »


Les conditions générales du théâtre d’ombres en Tunisie n’ont été guère encourageantes, surtout au cours de la dernière génération. Les pièces de Karagoz étaient seulement données pendant le Ramadan, lorsque le besoin de détente se faisait sentir après le long carême, alors qu’en Turquie et en Egypte elles avaient lieu au moment des festins, des mariages et de la circoncision. Comme en Algérie, les autorités françaises interdisaient parfois ces pièces, même pendant le Ramadan, en ordonnant que tous les lieux d’amusement soient fermés à ce moment-là, les Tunisiens étaient alors tous disposés à donner des représentations clandestines de Karagoz, moyennant de l’argent.

D’après certaines références de la littérature de voyage, les pièces d’ombre étaient courantes en Tunisie pendant le dix-neuvième siècle. Vers 1820, elles étaient surtout en turc, puis la domination française s’affermissant, et supplantant peu à peu l’influence turque, ces pièces furent presque toujours, désormais, représentées dans l’arabe dialectal de Tunisie.

Heinrich von Maltzan, en 1870, note ses impressions sur un spectacle de Karagoz auquel il a assisté à Tunis, peu de temps auparavant. Selon lui, ces représentations étaient populaires dans tous les pays de l’Islam, et ce divertissement fut introduit en Tunisie par les Turcs qui régnaient sur le pays. Von Maltzan décrit Karagoz comme étant un personnage gauche et hideux qui indignait et étonnait le public européen, par son étrange comportement ; de plus, il avait une ressemblance frappante avec l’ancien Dieu des jardins. En Tunisie, il y avait peu de femmes à ces représentations, puisque d’une façon générale les hommes les écartaient de leurs distractions ; mais en Turquie, le même spectacle était applaudi par un grand nombre de femmes et de jeunes filles. Dans la plupart des pièces tunisiennes, il y avait six ou sept personnages que l’on retrouvait chaque fois. Karagoz et Hagivaz étaient toujours parmi eux. Le premier portait des vêtements turcs, et apparaissait comme un mondain toujours prêt à importuner et à tromper ses semblables, à les dépouiller de leurs biens et à les rouer de coups. Mais si Karagoz injuriait rarement ses coreligionnaires, il en allait autrement avec les Juifs. Ces derniers s’efforçaient d’avoir le dessus sur Karagoz qui se rendait compte de leur jeu. Les Maltais étaient encore plus ignominieusement traités, tournés en dérision par le public qui identifiait le bouc émissaire de Malte à tous les chrétiens européens de Tunis.

La Madama ou dame européenne, était souvent mise à dure épreuve, car son ample crinoline suscitait la curiosité de Karagoz ; pourtant il ne lui donnait jamais d’argent pour la séduire. Les autres personnages ayant maille à partir avec lui étaient le Marocain et le rustre campagnard ; Karagoz triomphait de ces personnages, non point par l’esprit, mais par le fouet et les poings. Bref, Karagoz avait une morale bien à lui. Il punissait par la force tous ceux qui essayaient de le tromper ou de le voler.

Selon toute évidence, ces pièces s’étaient dévalorisées entre la visite de Maltzan et celle du Prof. Spies quelque soixante ans plus tard (en 1927). Dans la plupart des pièces recueillies par ce dernier, on voyait apparaître Karagoz (ou Karakoz) et Hagivad (ou Hazivaz). Tous deux, comme dans les autres pays musulmans, constituaient une sorte d’unité entre les scènes décousues, sans lien apparent. Comme les exécutants se souciaient fort peu de l’ensemble de l’œuvre, encore moins des détails, il existe des versions différentes d’une seule et même pièce. Le contenu en est naïf et simple, le seul attrait de ces pièces étaient les scènes cocasses et joyeuses.

En plus des personnages présentés ci-dessus, on voyait apparaître des nègres, des danseurs de tribus, et bien d’autres encore. Les exécutants, bouchers ou cordonniers à peu près illettrés, employaient la langue du peuple sur la scène. Le nombre des pièces tunisiennes est peu élevé et elles traitent de sujets ayant un intérêt purement local.



Jean Lux : « Trois mois en Tunisie, journal d’un volontaire »


6 Septembre 1881. […] Kerrageus est le polichinelle musulman : son théâtre une baraque foraine. Figurez-vous une grande tente rectangulaire à toit pointu dans le genre de celles ou l’on voit la Femme torpille ou le Colosse hongrois. Même entrée crasseuse, garnie d’une portière en jaconas faite d’un vieux rideau de lit démodé, avec la caisse aux recettes placée à côté de la porte. Ici la caisse est remplacée par une gargoulette ébréchée suspendue à un clou. Le caissier, un vieil arabe sordide qui sert en même temps de contrôleur et d’ouvreuse a soin de faire payer en entrant. J’ai regretté le diseur de boniments qui égaye nos foires, mais un joueur de fifre qui tient son instrument d’une main et tape de l’autre sur une calebasse garnie de peau remplace avantageusement le trombone classique.

Au fond est une estrade, garnie de décors en carton, rappelant tout à fait le théâtre de Guignol. Seulement les pantins sont remplacés par des ombres chinoises qui s’agitent derrière un grand carré de parchemin tendu sur un cadre en bois noir. A toutes les places, on a le droit de s’asseoir par terre. Nous avons préféré nous tenir debout, Patureau et moi, et nous nous sommes glissés modestement tout au fond de la salle.

Kerrageus paraît bientôt sur la scène et récite en arabe un long monologue auquel nous ne comprenons, naturellement, rien du tout mais qui doit être fort intéressant si j’en juge par l’air attentif des auditeurs. Heureusement que j’ai pris avant de venir ici mes informations sur ledit Kerrageus et le récit qu’on m’a fait des exploits du personnage m’aidera à comprendre le spectacle. Kerrageus est un personnage populaire en Orient comme Polichinelle en France ; comme son confrère d’Occident, c’est un mauvais sujet qui rosse les gendarmes, détrousse les passants et fait bien d’autres vilenies encore, le tout à la grande joie du public arabe.

Mais il ne faut pas croire que tout se passe en scènes puériles ou drolatiques. A citer des incidents burlesques, il y en a quelquefois de tragiques et les acteurs ont souvent des monologues pleins de philosophie. En arrivant sur la scène, Kerragueus expose son rôle sur la terre. Il se pose en bienfaiteur de l’humanité quoiqu’au fond ce soit le plus grand coquin du monde. Il se dit protecteur du beau sexe, mais chez lui, foin de la sentimentalité et des procédés de Don Quichotte. Il parle comme Sancho Pança et agit à la manière de Diogène le cynique. C’est un Don Juan brutal pour qui rien n’est sacré et qui fait bon marché de l’honneur des femmes. Tant pis pour celles qui tombent entre ses mains, il les sacrifie sans pitié sur l’autel du dieu Priape dont il est le grand pontife sur la terre. Les honnêtes gens qui cherchent à ramener ce brigand à des sentiments meilleurs sont fort maltraités et se sauvent roués de coups de bâton quand il ne leur arrive pas pire encore.

Les ombres qui s’agitent derrière la toile ont pour but de figurer par des images matérielles cet exposé philosophique. Elles nous montrent Kerrageus tour à tour chez lui, dans son harem, sur la place publique, au milieu de ses juges ou de ses victimes.

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